AM8 - Crises et politique 1/2

Ma recherche de doctorat analyse les reconfigurations sociales et politiques des zones rurales anciennement contrôlées par l’opposition depuis 2011 et reconquises par le régime syrien depuis 2019 dans le gouvernorat de Hama. La présentation se concentrera sur l’impact social des émotions du déplacement forcé, c’est-à-dire la destruction des anciennes solidarités rurales et la création de sentiments d’appartenance et de légitimité antagonistes. La présentation explorera les émotions créées par les expériences du déplacement forcé et de phénomènes y étant liés, tels que le pillage systématique des propriétés des déplacés (taafish), l’occupation des terres agricoles et propriétés par les acteurs militaires et civils, la mise aux enchères des terres des déplacés. L’analyse prendra en considération la chaîne de commandement de ces exactions, souvent commises par des acteurs locaux, parmi lesquels se trouvent d’anciens voisins des déplacés. La présentation interrogera aussi les émotions ainsi que le sentiment d’appartenance et de légitimité de ceux qui participent au pillage organisé et à l’exploitation des terres des déplacés. Elle se focalise sur une étude de cas (districts de Mahrada et Suqaylbiya) et aura pour but de discuter les résultats du travail de terrain commencé en 2021 en Turquie parmi des communautés de déplacés et poursuivi durant l’été 2022. L’objectif sera surtout de discuter des défis méthodologiques inhérents à l’identification et à l’analyse des émotions collectives. 

La notion de crise est généralement appliquée à des moments extraordinaires où un moment décisif a un impact sur l'état ordinaire des choses.. D'un point de vue macroéconomique, elle peut être considérée comme une perturbation d’un état normal, donc une période temporaire qui devrait être suivie d'un retour à la normale. La guerre civile syrienne en cours et la crise des réfugiés sont des exemples de cette conceptualisation de la crise. Cependant, l'analyse au niveau micro de la vie quotidienne révèle comment les crises sont également intégrées dans un ensemble de circonstances prolongées. La politique de domination de l'espace public visant à réglementer les comportements corporels dans la Syrie d'avant-guerre illustre le phénomène de crises ancrées dans le cours ordinaire de la vie et nous aide à comprendre les crises au-delà des simples événements temporaires.

L'interdiction des manifestations culturelles dans les espaces publics a laissé certains groupes sociaux marginalisés en Syrie avant 2011, comme les Kurdes. Cette antinomie entre les espaces publics et les habitudes corporelles dans ces espaces, comme la pratique de la langue kurde, a eu un impact douloureux sur la vie quotidienne des Kurdes et leur conduite corporelle. Comme le suggère une analyse phénoménologique de la relation entre l'espace et les corps (Ahmed, 2006, 2007 ; Husserl, 1978, 1989 ; Merleau-Ponty, 2005), les actes de prévention, d'arrêt et de correction provoquent des crises pour les individus eux-mêmes. Comme le montrent les données anthropologiques recueillies lors des entretiens avec les réfugiés kurdes syriens dans la région du Kurdistan irakien, ce travail appelle à identifier les crises au-delà des sphères de la politique au niveau macroscopique.

Au cœur des enjeux migratoires internationaux, la Turquie est traversée par de nombreuses lignes de fractures identitaires et politiques qui se prolongent hors des frontières nationales et investissent l’espace migratoire. Ces lignes de fractures s’expriment suivant des modalités diverses, faisant appel aux armes du politique, de l’économie, de la mobilisation pacifiste à des formes plus violentes d’engagement militant. Les tensions entre les Turcs, Kurdes, gülenistes … ont ainsi pleinement investi la sphère politique régionale du Moyen-Orient mais également l’espace international. C’est cet espace de la migration turque qui constitue notre objet d’étude. Nous questionnons l’impact des tensions entre ces acteurs sur les structures politiques et sociales des pays d’accueil ou de transit en nous concentrant sur des camps de réfugiés situés en Grèce ( Lavrio) et en Irak (Makhmur) et sur les communautés d’origine turque installées en France.

Nous qualifions cet espace de «territorialité transnationale», où l’argumentaire identitaire et/ou idéologique est invoqué afin de légitimer une autorité imposée sur un espace dépassant le cadre de l’État nation. Les discours, les représentations et les modes d’actions des acteurs transnationaux encadrant cet espace migratoire, influencent et sont influencés par les sociétés d’accueil. Ainsi, nous cherchons à voir comment la situation migratoire turque, loin de reproduire une société turque, redessine les clivages, les conflits et participe à leur redéfinition et leur reconstruction dans l’espace transnational de migration.