AM66 - Savoirs et circulation de savoirs religieux

Modération : Leyla Dakhli, ERC DREAM, Centre Marc Bloch, Berlin, Allemagne

En 1961, Moscovici mettait à jour les processus d’appropriation psychosociale d’un savoir scientifique. Selon lui, cette appropriation modifierait chez le sens commun, son rapport au réel. Mais qu’en est-il lorsque l’appropriation du savoir scientifique ne se fait pas sans contradiction par rapport aux croyances comme c’est parfois le cas en milieu scolaire, virtuel et pseudo-scientifique. De nombreux auteurs ont mis en évidence des positions concordistes par rapport à la science visant explicitement à confirmer des arguments religieux (Wolfs, 2013 ; Lambert, 1999, etc.). 

Une recherche a été menée dans le but de vérifier l’hypothèse d’une spécificité des opérations sociocognitives des différents discours concordistes musulmans et chrétiens. A cette fin, un repérage et une identification de ces opérations ont été réalisés à partir du contenu d’un échantillon de vidéos parmi les plus suivies, postées sur internet, traitant de savoirs scientifiques appréhendés à l’horizon de récits religieux. 

Les résultats montrent une spécificité dans la mise en œuvre des opérations cognitives par rapport à ce qui a été observé par Moscovici, non pas de par leur nature mais dans leur combinaison avec des opérations empruntées à la science et dont les postulats ou les éléments de preuve demeurent de nature narrative. De menues différences de forme sont observées entre le corpus musulman et chrétien mais de manière générale, l’emprunt à la démarche scientifique observé dans les deux corpus, n’est pas seulement constitué de simples éléments de connaissance, mais de « segments » de raisonnement formel mais dont le postulat de base reste de nature narrative.

Si les pays arabes ont connu leur choc culturel à la fin du 18ème siècle après la campagne de Bonaparte, qui a motivé “l’esprit arabe” à essayer d’avancer intellectuellement et de mener un mouvement de réforme, l’Église a également vécu son choc après la Révolution française, celui-ci l’a exclue du partage du pouvoir avec la monarchie. La philosophie matérielle et le socialisme en essor ont lutté contre les inégalités sociales et se sont battus pour la libération et les droits sociaux et économiques, y compris les droits des travailleurs, en particulier le droit au travail et le droit syndical. Dans un contexte où la religion est accusée de l’injustice sociale et politique, les savants de l’islam et du christianisme ont réagi sous la forme d’une plaidoirie pour réfuter les accusations portées contre les deux religions et  présenter par cette même occasion la position religieuse sur la question sociale. Dans ce document de recherche, nous en étudions deux exemples. Le premier est la lettre « rerum novarum » du pape Léon XIII et le second est le livre de l’imam Ibn Ashour : des origines de l’ordre social dans l’islam. Bien que ces textes ne représentent pas à eux seuls toutes les positions religieuses, ils représentent tout de même les positions officielles de deux grands réformistes qui ont les mêmes préoccupations intellectuelles et les mêmes conceptions religieuses. Afin de comprendre la position des deux religions sur la justice sociale à travers ces textes, nous nous appuierons sur la méthodologie comparative d’analyse pour répondre à une question de grande importance aujourd’hui : où  se situent les deux religions vis-à-vis des  théories abordant  la question de la justice sociale? Quelles sont les positions de l’islam et du christianisme envers   la question sociale ?

J’ai été initiée à la pensée féministe islamique par la lecture des textes de Zahra Ali, d’Asma Barlas et lorsque j’ai assisté à plusieurs conférences sur le genre et l’islam et lors de l’intervention de certaines activistes féministes lors de mon cours « féminismes et islam » à l’UQAM. Ces événements m’ont enseigné une chose : la pensée féministe islamique est née d’une expérience d’injustice matérielle et symbolique qui a été traduite en la critique du fiqh patriarcal. Cependant, la proposition d’une nouvelle épistémologie féministe islamique basée sur une interprétation plus juste (justesse et justice) de la shariaa n’admet pas une résonance évidente sur les actes d’engagement militant des féministes islamiques. Je cherche à analyser comment a émergé la lecture féministe du Coran comme autre acte de langage qui n’obéit pas au paradigme logico-mathématique et qui justifie des pratiques militantes pour certaines femmes musulmanes. Cette analyse est menée en prenant pour point de départ la pensée de Wittgenstein sur les actes de langage puis en montrant que cela résonne avec la pensée de Boaventura sur les épistémologies colonisées. Puis, je tente d’examiner comment ce cadre conceptuel ouvre la voie à l’activisme intellectuel mené par les féministes musulmanes comme Asma Barlas ou Zahra Ali.     

Comment circulent les savoirs ? Sont-ils affectés par leurs mobilités ? Les savoirs religieux, ayant vocation à perpétuer une tradition, restent-ils « intacts » dès lors qu’ils circulent ? Nous proposerons d’apporter à ces vastes interrogations, l’exemple du parcours d’Eva de Vitray-Meyerovitch (1909-1999), une intellectuelle française du XXe siècle. Docteure ès lettres en Sorbonne puis chargée de recherche au CNRS, cette islamologue, traductrice et essayiste parcourt les mondes à majorité musulmane dans le cadre de ses recherches. Au fil de ses détachements, la figure de chercheuse s’entremêle à celle de l’intellectuelle musulmane engagée. Nous verrons comment cette intellectuelle française issue du catholicisme s’approprie cette nouvelle religion avant de construire un discours autour des notions d’universalité et de spiritualité. Engagée publiquement, elle promeut une idée de l’islam en harmonie avec son temps, sa société et sa culture. Son combat intellectuel se veut à la fois participer à une meilleure connaissance de l’islam en France et s’inscrit dans une des traditions de réformisme. Comment comprendre l’engagement de cette femme au prisme de l’histoire intellectuelle de l’islam contemporain ? Nous interrogerons la porosité des frontières entre la scientifique, l’intellectuelle et la croyante. Les réseaux et mouvements de circulation des savoirs entre le microcosme parisien et les sociétés à majorité musulmane seront aussi mis en lumière.