AG53 - La fabrique des fonds documentaires du monde arabe : Collectionner, s’approprier, patrimonialiser

De la fin du XIXe siècle à nos jours, au cœur des tensions politiques, sociales et confessionnelles, des histoires d’apparence anodine émergent : celles de collections documentaires dissimulées, sauvées, déplacées, dérobées par des individus ou des institutions dont les profils et les intentions sont aussi divers que les supports et contenus des collections. Les récits de vie des fonds documentaires engendrent des questionnements sur la « pratique collectionneuse », sur les collections comme objets politiques, et sur la métamorphose de documents textuels, sonores, visuels en sources historiques ou en patrimoine témoins de la mémoire et de l’identité d’un groupe.

Autour d’études de cas sur des fonds afférents à plusieurs régions du monde arabe, il s’agira de mener une réflexion sur les rapports des détenteurs, individus ou institutions, à leurs collections et sur les enjeux dont les fonds documentaires sont les objets dans divers contextes historiques, politiques, économiques et sociaux.  Suivre l’itinéraire des fonds documentaires conduit également à dresser une cartographie des lieux de conservations des corpus au gré des conflits de diverses natures et des mouvements migratoires. 

Responsable: Vanessa Guéno, CNRS, IREMAM, France

Discutante: Géraldine Chatelard, Chargée de mission pour le Moyen-Orient, BNF

Pour l’historien de la colonisation, les archives privées sont incontournables: le temps incite au témoignage, en réponse à une histoire familiale, mais aussi à la présence grandissante de la colonisation dans le passé collectif. L’expérience coloniale a produit une multitude de documents, l’éloignement justifiant de donner des nouvelles à la famille mais aussi de raconter le contact avec l’altérité. Propices à écrire une histoire plus sensible et personnelle de l’expérience coloniale, ces sources permettent d’observer plus finement le quotidien de la « situation coloniale », participant ainsi à la « désexceptionnaliser ». Elles posent des questions spécifiques à l’historien : constituées de documents variés, non classées, elles sont produites par un individu, souvent disparu, et indissociables d’une mémoire familiale. Nous réfléchirons au statut et à l’utilisation de l’archive privée, en particulier photographique, à partir du fonds Désiré Sic, officier du Génie en poste au Maroc entre 1912 et 1934. Quelle place pour l’histoire dans une collection privée de photographies ? Celle-ci comporte une forte dimension narrative et confronte l’historien au risque de prendre pour archives des images privées. Mais en lui accordant le statut de sources à part entière, ce fonds donne accès à autre chose : le hors-champ de l’imagerie coloniale, une histoire visuelle par les amateurs. 

La question de la patrimonialisation des archives en Syrie n’a jamais été aussi éminente et immédiate que depuis le début de la révolte en 2011. Pourtant depuis 1959, la Syrie s’est dotée d’un Centre des archives historiques de Damas, abritant des fonds issus des administrations ottomane et mandataire.  Si la richesse de ces fonds est incontestable, la quantité et la variété de fonds soustraits au Centre archivistique de Damas soulèvent de nombreuses interrogations. Autrefois soigneusement dissimulées par leurs détenteurs (légataires familiaux ou collectionneurs) aujourd’hui ces archives sont l’objet de controverses. Cette documentation disséminée de par le monde fait l’objet de cette présentation sur les questions mémorielles et historiques que posent la rétention de documentaire loin des relais institutionnels de conservations d’archives. Au travers des récits de vie de deux fonds conservés respectivement à Homs et à Paris, cette intervention propose de s’interroger sur la vie des archives en tant qu’objet intime, patrimonial et mémoriel. 

Les très volumineuses archives d’Ahmad Nu‘mân tracent la vie d’un professeur engagé dans la modernisation du Yémen durant les dernières années de l’imamat zaydite, et dans la recherche de la paix nationale après la révolution de 1962 et la guerre civile qui l’a suivie. Devenu une personnalité politique de premier ordre dans son pays, Ahmad Nu’mân a été malmené par les enjeux régionaux de la guerre froide arabe, et a finalement fini sa vie dans l’exil. Ses archives, constituées depuis son village natal, se sont enrichies au gré de ses combats, menés depuis Aden, le Caire, Sanaa, Beyrouth et Djedda, puis Genève où il a fini sa vie. Depuis 2009, après de longues années passées dans un garde-meuble genevois, elles sont conservées à Aix-en-Provence. La sauvegarde du fonds a mobilisé de nombreux acteurs et croisé des enjeux variés, et les manipulations dont il a été l’objet l’ont transformé de maintes manières. Le projet de numérisation du fonds qui s’inscrit, depuis 2015, dans le contexte de la guerre au Yémen, s’accompagne d’une stratégie de valorisation ciblée qui contribue encore à le redéfinir, autour des enjeux de l’éducation au Yémen.  

Bien que rarement formulée ainsi, la question des archives « locales » est au cœur du conflit israélo-palestinien. Dans cet espace contesté, sur lequel sont projetés des récits historiques exclusivistes, la « localité » épouse différents traits selon les échelles, les contextes et les points de vue. La constitution, l’appropriation, la mise en scène et l’usage de fonds documentaires en Palestine-Israël sont un enjeu et un effet du conflit depuis l’époque mandataire britannique. À cet égard, la guerre de 1948 -libération nationale pour la minorité juive sioniste devenue majorité israélienne, perte de la patrie pour la majorité arabe palestinienne contrainte à un exil massif à l’intérieur et à l’extérieur de la Palestine mandataire-, représente un tournant : archiver devient vital pour exister socialement et politiquement en tant qu’Israéliens ou que Palestiniens. Cette intervention propose une mise au point historiographique sur les liens entre archives, entreprises patrimoniales, constructions mémorielles et revendications politiques dans l’espace israélo-palestinien. Elle évoquera ensuite le cas de trois localités voisines (Binyamina, Jisr al-Zarqāʾ, Maʿagan Michael) pour sonder les dynamiques d’archivage, de patrimonialisation et d’effacement à l’œuvre dans ces communautés aux statuts variés dans le paysage institutionnel israélien (un conseil local « juif », un conseil local « arabe », un kibboutz « juif »).